Les vaches sacrées de la politique

Observer la classe politique française a quelque chose de frustrant : la gauche au pouvoir, dont les programmes sont par priorité fondés sur des valeurs héritées de l'histoire, démontre avec constance qu'elle a du mal à accepter le principe de réalité, à affronter le monde tel qu'il est. Certes, elle n'a pas renoncé à le changer. Mais elle peine à remettre en cause les idées reçues, conformismes et rentes de situation. Ce qui existe semble avoir une valeur plus grande que la nécessité de s'adapter. Les groupes et lobbies ont une stratégie efficace pour blinder leurs intérêts, les transformer en vaches sacrées, en les présentant comme des principes immémoriaux et intouchables.
Les exemples abondent : au nom de l'égalité et du droit de chacun à s'inscrire à l'université, on condamne vigoureusement la sélection à l'entrée. Ce faisant, on ferme hypocritement les yeux sur le fait que, deux ans après, quasiment une moitié des effectifs initiaux quitte les bancs de l'enseignement supérieur sans diplôme. Le système n'est pas seulement coûteux ; il constitue un gâchis humain inacceptable.
Même chose pour les droits d'inscription à l'université. Ce sont les plus bas - et de beaucoup - en Europe, soi-disant pour favoriser les plus démunis alors que ce système constitue, au contraire, une redistribution à l'envers au profit des classes moyennes élevées. Mais le lobby des conservateurs de tout poil et des syndicats étudiants empêche toute innovation comme celle effectuée, par exemple, à Sciences Po, où l'augmentation des droits pour les plus favorisés s'est accompagnée d'un accroissement considérable du nombre et du montant des bourses offertes aux moins riches.
Le même phénomène se retrouve dans de nombreux domaines : les retraites (en particulier pour les régimes spéciaux), les collectivités locales (qui nous coûtent plus cher que le système fédéral allemand), les taxes parafiscales créées pour faciliter la vie à de puissants groupes de pression, la politique du logement, etc.
Ces vaches sacrées, que les partis tendent à renforcer et défendre systématiquement quand ils sont dans l'opposition, sont source de dilemmes terribles lorsqu'ils arrivent au pouvoir. Le choix est alors cornélien : ne rien faire car les promesses sont intenables, au risque d'aggraver la situation et même d'aller à la catastrophe, ou bien démentir par les réformes le discours tenu dans l'opposition, au risque de mécontenter tout le monde et d'abord ses électeurs et militants.
C'est ce grand écart qui fragilise et affaiblit les partis, en particulier la gauche. Le PCF en est mort et le Parti socialiste en pâtit dramatiquement au profit des partis protestataires. Certes, il a bien essayé de s'adapter, mais le fossé entre discours et pratiques ne cesse de se creuser, faute d'une révision des programmes en temps et en heure. On a dit que le PS était devenu social-démocrate, à l'image de ce qui se passe en Europe du Nord depuis de nombreuses décennies. Belle découverte puisque ce modèle finalement accepté - sans toutefois le dire - est désormais bel et bien mort dans sa forme ancienne.
L'opposition de droite, comme de gauche, n'a pas seulement vocation à s'opposer au gouvernement en place. Elle doit proposer des réformes crédibles, réclamer les changements qu'elle pourra et devra mettre en oeuvre au pouvoir. Sinon, c'est le parti et, au-delà, la politique tout entière qui perdent leur crédit.